Le DJ et animateur de l’émission culte Deenastyle fait lui aussi partie des pionniers du hip-hop français. À soixante ans passés, il continue d’ouvrir les oreilles et de pratiquer le noble art du scratch.
Il a fêté ses soixante ans en 2020. Mais à l’heure où certains calculent leurs points de retraite, il n’est toujours pas temps pour Dee Nasty de ranger les platines. Plus de quarante ans sont passés depuis qu’en bon music lover, celui qui s’appelait alors Daniel Bigault, partit outre-Atlantique : un trip initiatique qui va tout changer. « Au début des années 1980, nous n’étions pas nombreux. Il y avait Sidney, Chabin, quelques autres. Et moi, qui détonnais… blanc aux yeux bleus, maigre ! » Le gamin de la Pierre-Plate, une cité de Bagneux, se distingue dans le petit milieu. Il doit faire d’autant plus ses preuves, mais le futur parrain putatif du hip-hop en versions françaises a de la ressource. Et surtout une paire d’oreilles qui lui permet d’avoir une bonne longueur d’avance sur le mouvement qui est tout juste en train d’éclore en France.
Le rare groove… bien entendu !
Son sillon, le futur grand master de la Zulu Nation l’a creusé en arpentant les rayons des disquaires. C’est là que, comme tout bon DJ, il dénichera la matière première, cette wax qu’il préfère depuis toujours et sur laquelle il peut scratcher. « C’était dur de trouver les disques qu’on cherchait, qui étaient en plus très chers. Crocodisc a été le premier disquaire à avoir un choix important, mais pour autant il y avait pas mal de LP qu’il fallait commander, réserver en premier, pour espérer les toucher. Des disques de funk assez rares notamment. Et puis est arrivé Copa Music, à porte de Clignancourt, ce qui a permis de combler plus de monde. » Il y eut aussi Champs Disc, Lido Musique, pour les plus fortunés. Quarante ans après, Dee Nasty possède facile 25 000 vinyles, certains qu’il a « défoncés » et qu’il cherche à remplacer par des plus copies plus « propres », sans compter tous les autres : car il est toujours en quête de la galette qui fait tourner les têtes.
« Dans le hip-hop comme dans le funk, il y a toujours la culture de la rareté : cela repose sur la curiosité, être à l’affût, et une part de hasard. » On ne se refait pas. C’est d’ailleurs cette qualité première, trouver le titre qui fera tilt, qui lui a permis de s’imposer, suivant les exemples des pionniers américains, biberonnés comme lui de jazz-funk et de soul. « Le plus important, celui qui va à mon sens donner le tempo pendant une dizaine d’années, sera Marley Marl. Il fera le son de Big Daddy Kane, Roxane Shanté, Biz Markie, etc. Tous les six mois, il inventait un style, une autre façon de bosser les instrus, de construire le flow… Il a vraiment donné le tempo jusqu’à ce qu’apparaisse Pete Rock. » Dans ces années 1980, celui qui doit ainsi son surnom à un double quiproquo avec GrandMixer DST et Afrika Bambaataa, deux des godfathers du genre, va s’illustrer en sortant Paname City Rappin’, album précurseur où il fait déjà le pont entre la France et les États-Unis, entre le funk et le scratch.
Des ponts entre Stalingrad et le reste du monde
À la grande époque, Dee Nasty habite non loin du terrain de Stalingrad, un des hauts lieux de la culture hip-hop où il s’essaiera au graff, notamment avec Colt, avant d’y passer des disques, encore, toujours. « Tous les éléments étaient réunis pour la culture hip-hop, danseurs comme rappeurs. Ce terrain a permis que toute cette communauté s’y retrouve, des gars de Paris, mais aussi de Mantes-la-Jolie ou de Meaux. On était 200, 300, maximum. C’est là, grâce à ces activistes, que tout a redémarré, après la première génération. » Et puis en 1987 il y a eu Chez Roger Boîte Funk, le début d’une reconnaissance pour ceux qui étaient précarisés sur les radios indé, comme Nova à Paris ou Grenouille à Marseille. Le début des années 1990 n’est guère mieux, même si les premières stars du genre affûtent leurs rimes. « J’étais parmi les rares à être diffusés, avec « À Nos Amis »… Jusqu’à ce que « Simple et Funky » d’Alliance Ethnik sorte en 1994 : ces radios ne pouvaient pas diffuser deux titres de rap en même temps, du coup le mien était de trop ! » Bientôt Skyrock entrera en piste, et le rap va gagner définitivement les tops. En attendant, lui n’aura jamais cessé de jouer le passeur sur les ondes, notamment avec le cultissime Deenastyle animé avec son alter ego Lionel D sur Radio Nova.
Hier comme aujourd’hui, celui qui fut MC à ses tout débuts aura accueilli au fil des générations les nombreux porte-paroles de cette musique, qu’elle soit confinée à l’underground, ou célébrée par des crossovers. Destroyman comme Saïan Supa Crew, Kalash comme EJM. Rocé et Triptik. Ses disques portent la marque de cette ouverture, et au fil du temps, établissent des ponts avec d’autres musiques (des Rita Mitsouko qu’il remixe en 1990 à Cachaïto avec qui il tournera au début des années 2000) sans jamais rompre son lien avec les fondations du hip-hop. On voit même apparaître le nom d’un autre vénérable vétéran, Manu Dibango, sur son album Classique, en 2015. À la même époque, en bon ex-adepte des radios libres, Dee Nasty avait un radio show, Global Hip Hop diffusé par RFI, qui consistait en une radiographie de la planète rap, se connectant à la trap portugaise comme aux dernières productions australiennes, sans oublier des pépites importées d’Afrique de l’Ouest.
La chose n’est pas nouvelle pour lui, qui établira des connexions avec l’afro-funk, filière difficile d’accès. « Au début des années 1980, même si Fela commence à arriver, comment peux-tu savoir qu’au Nigéria, il y a une pléiade de groupes qui jouent soul-funk à l’africaine, un style dont je raffole ?! L’information ne circulait pas comme aujourd’hui. On a découvert ça quasiment vingt après, avec la vague du rare groove, des groupes extraordinaires comme Matata (des Kenyans produits au Ghana en 1974, NDA). Même aux États-Unis personne n’y avait accès. Et à Londres, c’était mission impossible, il fallait vraiment être très bien introduit dans le milieu africain. Moi, j’avais mes propres cheminements, suivant les noms indiqués sur chaque pochette. » Et dans cette recherche de la pièce rare, ou plutôt du rare groove, pas question alors d’acheter à n’importe quel prix. Les chercheurs de son n’ont pas encore été remplacés par des antiquaires, capables d’investir des sommes folles.
Le placement de produit, pas trop le style de ce visage pâle et cabossé, qui continuait, la dernière fois qu’on l’a écouté, à mixer au Saint Sauveur, un bar à deux pas de chez lui, sur les hauteurs de Ménilmontant. On pouvait y entendre du bon vieux son, « old school » comme ils disent. « Je me souviens qu’un programmateur radio m’a fait en 2001 le reproche d’être trop vieux pour faire du rap : j’avais quarante ans ! Et trois ans plus tard, les Psykopat, qui étaient les danseurs de NTM, ont eu droit à la même remarque lorsqu’ils ont cherché un label pour leur album. Qu’est-ce qu’y a ?! Comme si le rap n’était qu’une musique juvénile ! » Et pourtant, ce pilier sans qui l’histoire ne se serait pas écrite de la même manière est la preuve que le rap n’est pas né de la dernière pluie de Grammy. Quatre générations déjà, ça compte. « C’est dommage de vouloir masquer cette réalité : la France fait partie des tout premiers pays à avoir développé une scène originale après les États-Unis. J’ai l’impression que dans le rap, chaque génération efface l’autre, alors qu’on devrait valoriser cette histoire. »